Florence Raynal
De l’Etat social à l’Etat carcéral. Une seule punition, l’enfermement ?
www.monde-diplomatique.fr/ juillet 1998« Un directeur de maison d’arrêt peut bien avoir ses cellules à trois places occupées, quand le fourgon arrive, il doit faire face, et il rajoute un matelas par terre », constate Alain Fajer, responsable pénitentiaire en milieu ouvert. Résultat : 54 000 détenus pour 49 400 places (1).
En vingt ans, le nombre de détenus a doublé en France. L’augmentation est telle que certaines maisons d’arrêt connaissent des taux d’occupation supérieurs à 130 %. En avril 1996, la mutinerie de Dijon s’expliquait en partie par deux chiffres : 169 places et 300 prisonniers.
Dans l’arsenal des peines dites de substitution à l’incarcération, seules quelques-unes semblent avoir séduit les tribunaux. C’est le cas du sursis avec mise à l’épreuve et du travail d’intérêt général (TIG). Mais leur effet sur l’inflation carcérale a été contrecarré par l’allongement des peines. La première mesure, instaurée en 1958, permet de dispenser un condamné de l’exécution de sa peine dès lors qu’il se soumet à certaines obligations (exercer une activité, avoir un domicile, suivre un traitement). La seconde mesure, instaurée en 1984, consiste à faire effectuer au délinquant ou au contrevenant un travail non rémunéré au profit de la collectivité.
Outre l’intérêt qu’y trouvent les magistrats (personnalisation de la peine, réparation, réinsertion, implication de la société civile dans les décisions de justice pour le TIG), deux raisons expliquent leur essor : d’une part, l’augmentation du contentieux ; de l’autre, la récente modification du code pénal, qui a compliqué le recours au sursis simple. « Il ne s’agit donc pas forcément d’une volonté des juridictions de mener une politique de substitution à l’incarcération mais peut-être des conséquences de changements juridiques », analyse Pascal Faucher, président de l’Association nationale des juges de l’application des peines (Anjap).
Même si les magistrats reconnaissent que la détention n’est pas l’unique réponse pénale, voire doutent de son efficacité, des peines fermes sont encore prononcées pour punir de petits délinquants au casier judiciaire vierge. Les effets pervers sont pourtant connus : désir de vengeance, désinsertion, risque de mauvaises influences. « Beaucoup de juges ont du mal à considérer les autres peines comme de vraies peines, relève M. Patrick Marest, de l’Observatoire international des prisons. L’enfermement reste la référence. En témoigne le nombre encore important de peines de courte durée. De plus, les autres peines ont souvent permis de condamner des gens qui, avant leur création, ne l’étaient pas. Au lieu de les relâcher, on leur donne un TIG à faire. Le danger, c’est l’élargissement du contrôle social. » Il est néanmoins difficile de nier leur contribution à la réduction du nombre annuel d’entrées en prison (environ 85 000), qui s’est stabilisé depuis une décennie.
La mise en œuvre de certaines mesures se heurte à de sérieuses difficultés matérielles. « Le problème, souligne Mme Christine Peyrache, membre du bureau du Syndicat de la magistrature, c’est le manque de travailleurs sociaux dans les comités de probation », qui assurent le suivi des condamnés. Une réalité qui peut influencer les condamnations, les décrédibilisant d’autant plus que nombre de juges d’application des peines siègent aussi en correctionnelle.
Consciente du problème et soucieuse de reconquérir la confiance des tribunaux, l’administration pénitentiaire a prévu de doubler son personnel éducatif en milieu ouvert d’ici à la fin 1999 et de réorganiser ses services. Mais doubler un effectif de 768 travailleurs sociaux signifierait simplement que 1 536 personnes devront superviser près de 140 000 mesures annuelles. Et encore, si le ministère des finances accorde les budgets prévus. « A Paris, nous avons 4 700 dossiers en continu par an, et 21 agents de probation, explique Jean-Louis Chaux, premier juge d’application des peines. C’est simple, les deux tiers des dossiers ne peuvent être pris en charge. Ici, les juges ont choisi de s’en occuper. Mais c’est loin d’être le cas partout. »
Seuls les cas les plus lourds (toxicomanes, alcooliques) sont confiés aux travailleurs sociaux. Mais, pour que la mesure ait un sens, il faut susciter l’adhésion du condamné, tisser avec lui une relation de confiance, toutes choses qui exigent du temps et des moyens. D’autant que la détérioration des conditions socio-économiques, malgré l’appui d’un solide réseau de partenaires associatifs, a rendu presque impossible la réinsertion par l’emploi et le logement. Dans ces conditions, la mission des comités de probation se situe davantage sur le versant de la récidive que sur celui de l’accès à un mieux social.
Dans la large palette des solutions de rechange (suspension du permis de conduire, y compris pour des délits sans rapport avec des infractions routières, confiscation de véhicules ou d’armes, jours-amende), certaines ne sont prononcées que très rarement. C’est le cas de l’ajournement avec mise à l’épreuve, qui consiste à déclarer coupable une personne et à lui donner un délai pour régler certains contentieux (indemnisation de la victime, réparation du préjudice) avant de revenir au tribunal. « Au lieu de faire un passage à l’audience, ça en fait deux. Et, quand on a des séances qui s’achèvent à 23 heures, on évite de renvoyer un dossier supplémentaire ! », explique M. Pascal Faucher.
Une politique volontariste passe par l’octroi de moyens, mais aussi par des campagnes d’information : en 1994, à propos du travail d’intérêt général (TIG), diverses affiches et brochures avaient été imprimées, des colloques et des expositions organisés dans les tribunaux, à Paris comme en province. « Il y a eu là une réelle volonté politique, des moyens et des résultats immédiats puisque le nombre de TIG a nettement augmenté », souligne M. Pierre Tournier, démographe au Centre d’études et de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip).
Mais l’enjeu principal pour vaincre la suroccupation des établissements pénitentiaires se situe ailleurs. Comme l’a démontré Pierre Tournier, les peines se sont allongées, les durées moyennes de détention sont passées de 4,6 mois au début des années 80 à plus de huit mois à la fin des années 90. Plusieurs facteurs ont joué : la durée accrue des procédures, l’évolution du mode de sanction de certains actes, le développement des infractions à la législation sur les stupéfiants et des affaires de mœurs (l’une et l’autre fortement réprimées). Les condamnés sortent donc plus tard, et les cellules se remplissent.
La personnalisation de l’exécution des peines apparaît alors comme la seule solution. La libération conditionnelle a l’avantage de gérer de manière individuelle la sortie anticipée des prisonniers en escomptant leur réinsertion. Pourtant, le nombre de gens concernés par cette mesure est en chute libre. « En 1972, explique M. Tournier, 30 % des condamnés susceptibles d’en bénéficier se la voyaient accorder. En 1982, ils n’étaient plus que 20 % ; en 1992, 10 %. Pour moi, en 2002, ce sera 0 % ! On est en train d’assister à son abolition de fait. »
Plusieurs raisons expliquent ce recul de la libération conditionnelle alors même que les risques de récidive sont moindres chez les prisonniers en ayant bénéficié que chez les autres. Les juges évoquent d’abord la détérioration des conditions socio- économiques : « Pour les longues peines, il devient de plus en plus difficile de trouver des structures d’accueil. Saturées, celles-ci finissent d’ailleurs par ressembler à des « prisons bis » quant à leur population », assure Mme Christine Peyrache. Avec la montée en puissance de certaines mesures de substitution, le nombre de personnes incarcérées pour des délits mineurs a diminué. Aussi trouve-t-on en prison une proportion plus importante de personnes condamnées à des peines lourdes, et donc a priori plus dangereuses. Ce phénomène rend alors délicat, en terme de sécurité publique, l’octroi de libérations anticipées.
« La justice se voit tellement reprocher les récidives alors que l’intéressé est en libération conditionnelle, souligne M. Jean-Louis Chaux, juge d’application des peines, que les magistrats, comme le garde des sceaux, sont de plus en plus réticents. » Pour les peines de plus de cinq ans, la décision ne revient plus en effet aux juges, mais au garde des sceaux. Or l’enjeu politique est de taille face à une opinion publique assez rétive : même s’il est convaincu de la pertinence de la mesure, quel garde des sceaux prendra volontiers le risque de laisser sortir en libération conditionnelle des délinquants coupables d’infractions majeures ? « Pour l’Anjap, explique M. Pascal Faucher, il serait beaucoup plus sain que ce soit non pas un ministre qui décide mais une commission juridictionnelle, indépendante du pouvoir politique. Cela permettrait une approche moins passionnelle des dossiers. Et d’accroître le nombre de sorties anticipées. »
Autre solution proposée pour restituer un souffle de vie à la libération conditionnelle : la rendre obligatoire, sauf décision motivée. Cette idée ne fait pas, tant s’en faut, l’unanimité. « Le détenu pourtant serait ainsi en mesure d’envisager sa sortie de manière constructive », souligne M. Pascal Faucher.
Si le risque zéro de récidive n’existe pas, il serait en tout cas moindre que quand, pour gérer la surpopulation carcérale, on jongle avec des remises de peines, devenues quasi automatiques, et avec les grâces collectives du 14 juillet. « Un des principes de la politique pénale, en France comme en Europe, explique M. Pierre Tournier, c’est l’individualisation des peines. Or la libération conditionnelle disparaît au profit de mesures purement gestionnaires, qui servent de soupapes de sécurité. » Ayant alors légalement purgé leur condamnation, les libérés n’ont plus de comptes à rendre. S’ils récidivent, la faute n’incombe plus à personne. « Ce système, souligne M. Pascal Faucher, est hypocrite et pervers puisque, pour compenser, magistrats et jurés finissent par infliger des peines plus longues. »
Intolérance croissante de la société
Le danger d’un tel mécanisme avait pourtant été dénoncé, en octobre 1994, par la commission Cartier, mise en place par M. Pierre Méhaignerie, alors garde des sceaux. « On a d’abord cherché des solutions pour rentabiliser les réductions de peines, en transformant ce temps gagné en temps de suivi post-pénal individualisé, explique Mme Marie-Elisabeth Cartier, professeur de droit pénal à l’université Paris-II. Mais ni le ministère ni l’administration pénitentiaire ne veulent en entendre parler, par peur de révoltes des détenus à qui ça ne fait pas le même effet ! » De nombreuses propositions visant à relancer la libération conditionnelle ont été faites, soulignant la nécessité des mesures post- pénales. Mais seul le projet de loi Toubon sur le suivi médico-social des délinquants sexuels - repris dans ses grandes lignes par la ministre de la justice Elisabeth Guigou, et définitivement adopté le 4 juin dernier - semble s’en être inspiré.
« Nous, juges, nous nous trouvons confrontés à l’intolérance croissante du corps social, constate M. Pascal Faucher. D’une affaire de techniciens, la matière pénale est devenue un instrument de visibilité politique. » Elle s’est même transformée en enjeu électoral. Pour étayer des discours sécuritaires, des responsables politiques de droite et de gauche, soucieux de flatter une opinion jugée peu encline à la clémence, invoquent des taux de récidives alarmistes et farfelus.
Mais c’est l’efficacité de certaines condamnations qui devrait être débattue, quitte à déplaire à bien des magistrats. « Même s’il faut maintenir une échelle de valeurs, insiste le président de l’Anjap, le débat n’est plus de savoir de combien il faut rallonger les peines. Vingt ans, trente ans, ça n’a pas de sens en terme de protection ! Il faut comprendre ce qui se passe en prison et trouver des moyens pour que les gens sortent, non pas en électrons libres, leur petite valise sous le bras, mais encadrés. C’est la seule manière d’éviter que des gens dangereux se retrouvent ainsi lâchés en fin de peine. »
Pour vider les prisons - ou ne plus les remplir -, plusieurs organisations de juges s’interrogent aussi sur l’impact de certaines condamnations. C’est le cas de celles qui concernent les étrangers en situation irrégulière, lesquels représentent une fraction importante du nombre des détenus. En quoi l’enfermement apporte-t-il une solution à ce type de délits ? Même question pour la toxicomanie, surtout quand aucune prise en charge adaptée n’est assurée ? « A des problèmes divers, on applique une réponse unique. On justifie un système parce qu’on n’en a pas cherché d’autres », conclut M. Patrick Marest.
Comme, par exemple, la prévention ? Car le pénaliste anglais Ken Pease l’a rappelé devant le Conseil de l’Europe : « Pour être utile, le débat sur l’emprisonnement et les solutions de substitution doit être étendu à l’examen des moyens de lutter contre la criminalité avant que le délit ne soit commis. »