Prisons : la vérité sur le bracelet électronique
Par Agathe Logeart
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Alors que Dany Leprince a été libéré ce vendredi et placé sous bracelet électronique, enquête sur ce dispositif, souvent paré, à tort, de toutes les vertus.
Non, il n'a pas de tatouage. Oui, il a une compagne et une petite fille de 14 mois. Et un travail, aussi : manutentionnaire dans une grande surface. En répondant aux questions du surveillant, il ne cesse de sourire pour montrer qu'il est à l'aise, tout en se tordant les mains sans s'en rendre compte. C'est un grand garçon de 27 ans au visage enfantin. Son sweat est assorti à ses yeux bleus, et il a passé du gel dans ses cheveux courts. Souci d'élégance pour faire bonne impression. C'est aujourd'hui qu'on lui met son bracelet électronique.
Il n'a jamais fait de prison. Pourtant il a été condamné à deux ans dont 16 mois avec sursis et mise à l'épreuve pour un vol avec violence. Une seconde condamnation - conduite sans permis - a fait voler le sursis en éclats. Ça remonte à loin : trois ans déjà. "J'ai pris du ferme en comparution immédiate, mais ils m'ont laissé en liberté. Et puis plus rien." Il a fait le gros dos, espérant qu'on l'oublierait. Raté. Mais il a eu de la chance : le juge d'application des peines (JAP) a préféré la surveillance électronique à la détention.
Périmètre de déplacement autorisé
Le garçon pose son pied sur un tabouret. Le surveillant du service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP) de ce département de la région parisienne jauge sa cheville. "24 centimètres ? 25 ?" Il a l'habitude et le compas dans l'œil. Clic-clac, à peine plus grand et plus lourd qu'une montre en plastique, le bracelet est fixé. Ensuite, il faut aller au domicile du "placé", comme on dit dans le jargon. Un boîtier de la taille d'un décodeur est branché sur une prise de courant. Il faut le "paramétrer", c'est-à-dire enregistrer précisément le périmètre de déplacement autorisé à l'intérieur de l'appartement.
Prévoir tous les mouvements que le jeune homme pourrait y faire, faute de quoi l'alarme se mettrait à sonner. On lui fait mettre un pied au fond de la baignoire, aller sur le balcon, puis jusqu'à l'ascenseur, pour le cas où il accueillerait des amis. C'est bon. S'il respecte les horaires qui lui sont imposés (il doit rester chez lui de 18 heures à 5h30 tous les jours et de 18 heures à 4 heures le dimanche), dans quelques mois, ses "bêtises de jeunesse à cause des mauvaises fréquentations" seront derrière lui. Sinon, l'alarme se déclenchera, et il sera bon pour la prison.
Alternative majeure à l'emprisonnement
Dans la rue, au boulot, à la pêche ou au cinéma, qui sait que cet homme porte, dissimulé sous une chaussette, masqué par une jambe de pantalon, un petit bijou de technologie qui est en train de devenir une alternative majeure à l'emprisonnement ? Comme lui, cette année, plus de 20.000 personnes ont été placées sous surveillance électronique, et c'est une révolution. Quand 66.000 détenus (20.000 de plus qu'il y a dix ans) s'entassent dans des prisons qui ne disposent que de 57 000 places, le bracelet électronique - qui peut être proposé aux mineurs à partir de 16 ans - prend des allures de solution miracle contre la surpopulation pénale.
On lui prête toutes les vertus. Il est économe des deniers publics (un bracelet revient à 10 euros par jour contre 94 pour une journée de prison). Il apparaît aussi comme un outil idéal pour lutter contre la récidive et favoriser la réinsertion : 60% de ceux qui ont porté un bracelet ne font pas l'objet d'une nouvelle condamnation dans les cinq ans. Il permet de ne pas perdre son emploi (quand on en a un) et de maintenir des liens avec sa famille. Qui dit mieux ?
La ministre de la Justice, Christiane Taubira, vient d'annoncer qu'elle refuse de porter le parc pénitentiaire à 80.000 places, comme le voulait le précédent gouvernement. Elle se contentera des 6.000 places supplémentaires déjà lancées. Jamais elle ne perd l'occasion d'affirmer qu'avec elle le"tout carcéral" a vécu. Elle est favorable aux aménagements de peine et, pourquoi pas, à la probation, une sanction sous forme de travail encadré au bénéfice de la communauté. Le système existe déjà à l'étranger et, selon Pierre -Victor Tournier, directeur de recherche au CNRS et enseignant à Paris-I, qui en est un chaud partisan, il pourrait remplacer 50% des peines en matière correctionnelle.
Inefficacité de l'enfermement systématique
Avant l'élection présidentielle, deux futures collaboratrices de la ministre de la Justice, Valérie Sagant, aujourd'hui conseillère pour les politiques publiques, pénales et les actions judiciaires, et Pascale Bruston, chargée du pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse, ont fait partie d'un groupe de réflexion confidentiel, dit "groupe de Créteil", qui dans le plus grand secret avait élaboré un manifeste, diffusé en mai dernier : une centaine de professionnels et de chercheurs y dénonçaient la "course à l'abîme", la "frénésie législative" (29 lois votées en dix ans) et l'inefficacité de l'enfermement systématique. Leur présence aux côtés de Christiane Taubira n'est pas le fruit du hasard.
Dans la perspective d'un changement radical de conception de la sanction pénale, la surveillance électronique peut évidemment jouer un rôle majeur. L'administration pénitentiaire est en train d'examiner les candidatures de cinq groupements d'entreprises candidats au renouvellement du marché public. Autorisé par une loi votée en décembre 1997, sous le gouvernement Jospin, cet aménagement de peine d'un nouveau genre n'a vraiment démarré, à toute petite échelle, qu'en 2000, avec des expérimentations dans quatre sites pilotes.
Un marché de 60 millions d'euros
C'est une entreprise israélienne, ElmoTech, qui en avait été chargée. Le marché était alors régionalisé, ce qui créait de grandes disparités de prix - critiquées par la Cour des Comptes - et de fonctionnement. En 2009, c'est Datacet, une entreprise d'Antony (Hauts-de-Seine), qui rafait la mise. Le marché, d'un montant de 60 millions d'euros, courait sur quatre ans. Il arrive à échéance en 2013 et fait donc aujourd'hui l'objet d'un nouvel appel d'offres. Classé "sécurité -défense", il est entouré, jusque dans le choix de l'entreprise, à la fin du mois de novembre prochain, d'un secret particulièrement tatillon.
Contrairement à l'Angleterre, où la surveillance électronique est entièrement confiée au secteur privé, y compris la réinsertion du condamné (l'entreprise touche un bonus si, un an après la fin de la mesure, la personne a conservé son travail !), la France a choisi un système mixte : le privé fournit l'équipement, et c'est l'administration pénitentiaire, à travers les services d'insertion et de probation, qui encadre et surveille les "placés". De 4.000 bracelets posés en 2005, on est passé à 23.000 en 2011 ! Et l'objectif est de multiplier le nombre de mesures par deux en quatre ans ! Un marché porteur... D'autant que, si l'équipement est assemblé à Nancy, les bracelets sont fabriqués à bas coût en Angleterre et les boîtiers, en Pologne : à un peu plus de 4 euros la location par jour, l'affaire n'est pas mauvaise !
Le "public" concerné s'est élargi
Au fil du temps et des lois, l'usage du bracelet électronique s'est diversifié, et le "public" concerné s'est élargi. Destiné au départ aux très courtes peines, aux personnes insérées qui disposaient d'un domicile fixe et n'apparaissaient pas comme dangereuses, il est désormais utilisé pour toutes les catégories d'infractions. Géraldine Blin, qui dirige le SPIP du Val-d'Oise, a vu se modifer le profil de "ses" placés. "Aujourd'hui, dit-elle, même si les auteurs d'infractions routières sont surreprésentés car les juges sont de plus en plus incités à prononcer de la prison ferme pour ce genre de délits -, on a tous les profils : la moitié des personnes sortent de détention, les autres ont vu leur peine aménagée par les juges d'application des peines." Il peut s'agir de violences conjugales, de vols au supermarché, de vols avec violence, de trafics de stupéfiants, de délinquance sexuelle même, notamment le visionnage de films pédophiles.
La loi permettant désormais de placer sous surveillance électronique les condamnés à sept ans d'emprisonnement pour les quatre derniers mois de leur peine, certains porteurs de bracelet ont parfois un lourd passé. "Chez nous, détaille Géraldine Blin, en 2011, sur 476 mesures d'aménagement de peine, 298 étaient des bracelets, ce qu'on appelle des PSE : placement sous surveillance électronique." La moyenne d'âge est de 35 ans. Très peu de femmes sont concernées. L'échec, qui entraîne le retrait de la mesure et le retour en prison, concerne 15% des aménagements de peine classiques (semi-liberté, placement extérieur, libération conditionnelle) et 7% seulement des PSE.
Le système est en crise
Mais, malgré ces chiffres apparemment rassurants, le système est en crise. "On a ouvert les vannes, et le risque est de placer des gens sous bracelet alors que la mesure ne leur convient pas", dit la jeune femme. Solution de facilité, faute de mieux ? Pour la France entière, le nombre de placements en semi-liberté est en chute libre (16,5% des aménagements de peine en 2012 contre 27,6% en 2009), tout comme les placements extérieurs (8,4% contre 14,7%), et le nombre de libérations conditionnelles a baissé de 3,7% dans la même période. La surveillance électronique est désormais choisie dans plus de la moitié des aménagements de peine !
Mais les services d'insertion et de probation sont saturés. A la suite de la dramatique affaire de Pornic en 2011, où Nicolas Sarkozy a violemment reproché aux juges leur prétendue négligence, les parquets ont reçu l'ordre de mettre à exécution toutes les peines en attente. "Ce fut un cataclysme", estime Géraldine Blin. Débordés, les SPIP en sont à traiter des dossiers qui remontent à 2004 ! Chaque conseiller de probation gère entre 100 et 110 dossiers. "Ce n'est pas jouable, se désole Hafida Akdim, conseillère d'insertion à Cergy. On s'approche du traitement à la chaîne. Comment, dans ces conditions, faire du bon travail ?"
Le nombre de bracelets a augmenté de 125% en trois ans
L'inquiétude est la même à l'autre bout de la France, à Metz, où Stéphanie Marsaudon, syndiquée à l'Ufap (le principal syndicat pénitentiaire), est "agent centralisateur" au pôle de surveillance électronique, chargé du suivi des porteurs de bracelet : "Alarmante hier, la situation est devenue insurmontable aujourd'hui et sera explosive demain, avec la montée en puissance des placements sous bracelet. Nous y sommes favorables, mais nous ne sommes pas assez nombreux." En trois ans, entre 2009 et 2012, le nombre de bracelets a augmenté ici de 125% !
Trois agents - deux le jour et un la nuit - doivent gérer 4.500 alarmes quotidiennes, soit plus de deux par minute ! "Quand un incident grave se produira, que dira notre hiérarchie ? Et notre ministère de tutelle ? Noyés sous les alarmes techniques, les pertes de signal, nous avons sans cesse la crainte de rater une vraie alarme et de passer à côté d'un cas grave. Et Metz n'est pas isolé : dans de nombreux pôles comme le nôtre, les agents sont en pleine détresse."
"Un outil de régulation de la surpopulation pénale"
Vue par les juges d'application des peines, la situation n'est pas meilleure. Depuis que Nicolas Sarkozy a renoncé au droit de grâce, et notamment aux grâces collectives, qui, chaque 14 juillet, permettaient de remettre en liberté des milliers de détenus en fin de peine, cette variable d'ajustement de la surpopulation pénale a disparu. Les prisons étouffent. Les peines planchers, la rétention de sûreté et des lois de plus en plus répressives ont fait le reste. A Créteil, Ludovic Fossey, JAP, estime que la surveillance électronique est devenue "un outil de régulation de la population pénale", ce qui n'était pas son objectif.
Où est le volet réinsertion quand les chiffres explosent à ce point ? "Pour placer un bracelet, il suffit désormais que la personne ait un domicile ! En plus, on remarque un effet pervers : les juges, sachant que les peines seront aménagées, ont de moins en moins de scrupules à prononcer des peines de prison ferme." Gwenaëlle Koskas, JAP à Bobigny souligne d'autres difficultés. Selon elle, le système est bien moins "parfait" qu'on veut bien le dire. Si les "placés", dans un premier temps, sont soulagés d'échapper à la prison, le port d'un bracelet se révèle, à la longue, une contrainte très lourde.
Son propre gardien
"C'est un boulet moderne. Le 'placé' devient son propre gardien. Au bout de quelques mois, ce n'est plus tenable." Sans parler des pannes et des multiples dysfonctionnements : "Les bracelets trop serrés qui provoquent des maladies de peau, ceux qui cassent, les batteries qui s'usent trop vite. A chaque fois, l'alarme se déclenche, et cela devient invivable. Pour les PSEM [les surveillances dites "mobiles", qui permettent de géo-localiser les porteurs], c'est encore pire. Les appareils ne sont pas au point et sonnent sans arrêt, y compris dans mon bureau. Les gens deviennent fous."
Ainsi, Jean-Jacques B., condamné à vingt ans de réclusion pour viol en récidive, a bénéficié de ce type de placement au bout de neuf ans de détention. Son appareil sonnait partout : dans les magasins, dans son lit, au restaurant, chez son avocat. Il a fait une tentative de suicide et "usé" quatre bracelets sans que rien n'y fasse. Il est allé jusqu'au Conseil d'Etat pour réclamer une indemnisation, qu'il n'a pour le moment pas obtenue. Mais le Conseil a admis que les dysfonctionnements de son bracelet avaient "porté atteinte à sa dignité, son intégrité et sa vie privée".
Noémie Destoc, docteur en psychologie, est l'une des rares chercheuses à s'être penchée sur les conséquences psychologiques du port d'un bracelet électroniques ("Placements sous surveillance électronique : quelles réalités", master de psychocriminologie et victimologie, université de Rennes-II, 2008-2009). La mesure, explique-t-elle, "est une peine consentie, négociée avec la justice, et donc très particulière puisqu'elle nécessite l'accord écrit de la personne". Le domicile devient la prison. "Cette peine est très intimiste, elle s'introduit au sein de la sphère privée. Ce qui n'est pas toujours facile à gérer avec la famille, le conjoint, les enfants. Les murs de la prison ne sont pas physiquement présents, mais doivent se construire dans la tête." Conséquence fréquente repérée au cours de ses enquêtes : l'infantilisation, la perte d'autonomie des "placés" et l'épuisement qui peut conduire jusqu'à un burn-out. "D'ordinaire repéré dans le monde du travail, il touche aussi les personnes placées sous bracelet électronique."
5% des "placés" demandent à retourner en prison
Certains, obsédés par la nécessité de respecter les horaires, craquent complètement en cas de retard, même minime, ou de panne. "J'ai rencontré, dit-elle, un homme en état de stress permanent qui s'est effondré un jour où les plombs ont sauté dans sa maison. Il est resté en larmes au pied du disjoncteur, incapable d'appuyer sur la manette." D'autres développent un rapport pathologique avec leur bracelet : une femme abusée lorsqu'elle était enfant avait l'impression que le bracelet était la main de son agresseur. Elle refusait de le toucher, et même de le voir. D'autres encore, au contraire, le personnifient, lui donnent un nom, lui parlent comme s'il s'agissait d'une personne. "Un homme qui avait passé plusieurs années en prison s'était tellement attaché à son bracelet, baptisé Arsène, qu'à la fin de la mesure il a refusé de le retirer et de restituer le matériel."
5% des "placés" demandent à retourner en prison. D'autres multiplient délibérément les incidents - bracelet arraché, matériel détérioré, retards répétés - pour manifester, consciemment ou non, leur intolérance à la mesure. Pierre-Victor Tournier évoque un chiffre noir, celui des suicides sous bracelet, phénomène émergent qui n'est pas encore quantifié.
Et puis il y a ceux qui s'habituent un peu trop bien. Lorsqu'ils sont solidement ancrés dans la délinquance ou dans leurs addictions, rien ne les empêche de commettre des actes délictueux, du moment qu'ils respectent les horaires : dealer au bas de leur immeuble ou conduire en état d'ivresse, voire braquer une banque ! Ce sont les plus dociles. Chez eux, l'alarme ne sonne jamais...
- Enquête publiée dans "le Nouvel Observateur" du 11 octobre