Bernard Harcourt
Le Ku Klux Klan, la peine de mort et la tolérance zéro
Interview in the Tribune de Genève October 27, 2013
Il y avait bien ces innombrables histoires qui couraient sur des avocats d’office saouls et incompétents qui participaient à des simagrées de procès conclus par des condamnations à mort. Mais Bernard Harcourt, 49 ans, éminent professeur de droit et actuel doyen de la faculté de sciences politiques de l’Université de Chicago, est de ceux qui cultivent le doute. « Au départ, je n’était pas un abolitionniste. Mais quand j’ai vu de mes propres yeux comment se déroulaient les procès en appel des condamnés à mort, j’ai été stupéfait. Il n’y a pas un seul cas où le droit n’a pas été violé de façon flagrante sur un point ou un autre .»
Bernard Harcourt, issu des prestigieuses universités de Princeton et de Harvard dont il est docteur, avait une voie académique toute tracée devant lui. Il a préféré prendre la tangente pour faire ses classes sur le terrain cette fois, celui des couloirs de la mort. Nous sommes en 1990. Bernard Harcourt, dont la mère est originaire de Thonon et qui gardé des liens avec Genève, quitte New York, la ville de sa jeunesse pour s’installer à Montgomery, la morne capitale de l’Alabama dans le Sud des Etats-Unis. « Au cours de mes recherches universitaires sur un cas de condamné à mort, j’avais acquis la conviction qu’un homme promis à la chaise électrique était innocent. Je devais faire quelque chose. Je suis donc parti en Alabama pour tenter de prouver son innocence», explique-t-il dans un français presque parfait. Là, ses pires doutes sont rapidement confirmés. « L’avocat commis d’office avait travaillé huit heures sur le cas de son client. Dérisoire. J’étais abasourdi ».
Grâce à sa pugnacité, le dossier est rouvert et le condamné à mort innocenté. Bernard Harcourt n’en restera pas là. « Parjures, témoignages mensongers contre paiement. C’est une pratique tout à fait courante. Les parties paient pour un témoignage « vérité », sans compter que les indices exculpatoires ne sont souvent pas transmis à la défense ».
Il décrit un système corrompu où la discrimination raciale tient une large place. « Nous étions quatre avocats en Alabama à prendre les cas dont personne ne voulait. Des Noirs exclusivement. » Du moins jusqu’à l’affaire du meurtre sauvage et gratuit d’un jeune afro-américain par des membres du Ku Klux Klan. Michael Donald, dix-neuf ans, fut frappé à mort, puis eut la gorge tranchée avant que ses tortionnaires ne le pendent dans un arbre en face de chez lui. L’affaire avait provoqué l’effroi dans toute l’Amérique. Le jury, entièrement blanc, condamna les meurtriers du KKK à payer un dédommagement de sept millions de dollars qui mit l’organisation raciste de la région d’Alabama en faillite. Mais le juge décida d’annuler le jugement et condamna l’un des coupables, Henry Hays, à la peine de mort. « En fait, le juge n’a pas le droit de casser la sentence du jury. Mais la pratique était établie mais se heurtait aux des défenseurs des droits civils. « En annulant la décision clémente du jury pour le membre du KKK (peine pécuniaire et prison), le juge a voulu démontrer que cette pratique n’avait rien de discriminatoire puisqu’il l’appliquait à un blanc. Cela permettait aux juges de continuer à imposer leur prévalence dans tous les cas qui suivraient. « C’est pour m’opposer à cette pratique illégale que je me suis joint à la défense de Henry Hays membre du KKK ». Sans succès, en dépit d’irrégularités évidentes dans le processus. Henry Hays sera le seul blanc depuis 1913 et unique membre du KKK du XXe siècle à avoir été exécuté (1994) pour le meurtre d’un Noir, après treize ans passés dans les couloirs de la mort. Comme le craignait Bernard Harcourt, plusieurs de ses clients afro-américains en subiront les conséquences. Ils seront condamnés par un juge à l’omnipotence ainsi légitimée.
Bernard Harcourt revient ensuite à ses études et à l’enseignement. « Mais je continue de traiter une affaire de peine mort ». L’avenir de la peine capitale ? Le spécialiste de droit pénal est plutôt optimiste. On constate que de plus en plus d’états finissent par y renoncer. Je pense que vers 2050, elle n’existera plus aux Etats-Unis ». Mort lente et discrète d’une pratique qui laisse les Américains indifférents et n’est donc pas prise en compte dans la course à la présidence.
Auteur de plusieurs ouvrages sur la criminalité, Bernard Harcourt ne craint pas d’aller à contre-courant de théories consensuelles. Dans « L’illusion de l’ordre. Incivilités et violences urbaines. Tolérance zéro ? », il démonte la fameuse thèse des « Broken windows » (ou tolérance zéro) appliquée par l’ancien maire de New York Rudi Giuliani dès le milieu des années 90. « Personne n’a jamais pu démontrer le prétendu lien qui existe entre les petits crimes et désordres et la grande criminalité. Cette thèse ne tient pas la route ». Il affirme, statistiques à l’appui, que la tolérance zéro n’a eu aucun impact réel sur l’évolution de la criminalité à New York. Entre 1991 et 1998, les taux d’homicides et de vols ont respectivement baissé à New York de 70% et de 60%. Remarquable. Sauf que ces taux ont baissé dans des proportions identiques dans les autres métropoles américaines que sont Houston, San Diego, Boston ou Los Angeles.
« Comment expliquer qu’à L.A. les taux respectifs ont diminué de 60 et de 61% alors que la police était à cette époque complètement dysfonctionnelle, corrompue et déstabilisée par l’affaire Rodney King (lynchage d’un noir par la police). « La théorie des « broken windows » n’est qu’un formidable coup médiatique orchestré par Rudy Giuliani », affirme Bernard Harcourt.
Reste à expliquer ce recul généralisé et spectaculaire de la criminalité aux Etats-Unis qui est retombée aujourd’hui au niveau des années 50 après des taux records (deux fois plus qu’aujourd’hui) au tout début des années 80? L’expert avance deux raisons principales : la diminution importante de consommation de crack et cocaïne d’un côté, l’incarcération massive de l’autre, qui est aussi la conséquence d’un accroissement important des forces de police. Depuis 1973, la proportion des Américains derrière les barreaux a ainsi été multipliée par dix. Dix Américains sur 1000 (soit un pour cent) se trouvent aujourd’hui en prison ou dans un asile psychiatrique. En Suisse, cette proportion s’élève à moins de 1 pour mille, soit légèrement moins que la moyenne européenne.
Faut-il en conclure que la police américaine a trouvé la solution à ses problèmes ? « En aucun cas, réagit Bernard Harcourt. Le taux d’incarcération est exponentiel. Il est impensable qu’une politique sociale puisse suivre un taux de croissance d’une telle ampleur. Ce type de progression foudroyante est celui de bactéries ou d’épidémies, mais ne peut être le fruit d’une politique. Le prix à payer pour la liberté est devenu trop fort dans ce pays ».